Quand ce genre de chose vous saute à la gueule, ça ne vous laisse pas le choix. Votre sang ne fait qu'un tour et vous n'hésitez pas une seconde, car toute votre âme vous le dit : "il faut que tu y sois !" Mais quel est donc cet événement capable de détourner de manière aussi brutale qu'irrépressible votre attention des objectifs initiaux, et pour tout dire assez banals, de votre voyage à Prague : voir le pont Charles et la cathédrale St-Guy, la relève de la garde au château et le musée du cubisme tchèque, l'endroit où naquit Franz Kafka et celui où mourut Jan Palach ?
Cet événement est... un concert de Current 93. Oui, je vois d'ici, chers lecteurs, vos mines déconfites. Tout ce préambule, ces roulements de tambours, ce suspense à deux balles (ou à deux couronnes tchèques, si l'on préfère), tout cela, donc, pour un truc qu'on ne connaît même pas. Mais, précisément, c'est ça, Current 93 ! Le groupe un peu obscur qui, par le jeu de la vie et du hasard, vous a un jour touché, mais dont la plupart de vos amis n'ont jamais entendu parler. Tout le monde a son Current 93, aussi vrai que Proust avait sa madeleine. Et je ne connais sans doute pas plus les vôtres que vous le mien !
Ce samedi 27 mai 2006, à peine débarqué du car qui m'avait conduit jusqu'à la capitale tchèque, j'étais allé humer l'air du matin autour de la Vltava, la rivière - plus facile à écrire qu'à prononcer - qui baigne Prague. Je dirigeais mes pas vers le pont Charles pour le découvrir à une heure où il n'est pas encore envahi par les hordes bigarrées et polyglottes des touristes. Soudain, au coin de la place Jan Palach, cette affiche violette interrompit brutalement ma promenade en m'annonçant que Current 93 se produisait le soir même, à l'Eglise de St Simon et Juda, à quelques centaines de pas de là. L'impression qui m'étreint alors étant décrite dans le premier paragraphe, je ne vous la refait pas.
Quel lieu plus adapté en effet qu'une église pour que le très étrange, mystique et torturé David Tibet, accompagné de son ensemble à géométrie variable, donne toute sa mesure. L'origine musicale du bonhomme se situe dans les remous de la musique dite "industrielle" expérimentée à partir de la deuxième moitié des années 70 par Genesis P. Orridge et sa bande au sein de Throbbing Gristle puis de Psychic TV, une musique abrasive, provocante, cacophonique. Mais depuis longtemps déjà, le très productif homme-orchestre de Current 93 s'est assagi et sa musique ressemble à une sorte de folk inquiétant. Car, si l'instrumentation est largement acoustique (à Prague, le groupe était ainsi accompagné par la harpe et l'accordéon de Baby Dee, drag queen au physique improbable ayant eu son heure de gloire à Manhattan dans les années 90), la voix torturée de David Tibet et son jeu de scène quasi-épileptique, à la Ian Curtis, continuent de donner aux performances de Current 93 un caractère fantastique, une énergie indomptable qui s'apparente à la souffrance. Et on a du mal à s'en remettre.
Cette année, le groupe a publié son n-ième album (j'ai renoncé à les dénombrer), intitulé Black ships ate the sky, avec une kyrielle d'invités, dont Antony (oui,oui, celui des Johnsons) ou Bonnie 'Prince' Billy, l'âme des Palace Brothers. Et surtout Marc Almond, l'ex-Soft Cell, qui offre son extraordinaire organe vocal à un Idumaea de toute beauté.
A Prague, en ce mois de mai, j'ai retrouvé au fond de mon placard intime une vieille madeleine oubliée depuis longtemps, et qui conservait pourtant toute sa saveur... Mais rassurez-vous ! J'ai aussi trouvé le temps d'y saluer les fantômes de Dvorak, de Kafka et de Palach.
G.W.
Current 93
"Black ships ate the sky"
(Durtro/Jnana records, 2006)
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