"On va gagner, on va gagner !" Le meuglement d'Erik retentissait dans la voiture. Bien sûr, ils avaient pris quelques risques, même si Erik restait persuadé de sa capacité à manier un véhicule à plus de 160 kms/h avec plus d'un gramme 6 d'alcool dans le sang. "Du moment que ça reste proportionnel, c'est tout bon" se plaisait-il à répéter d'un air goguettenard. Son ambition : 200 kms/h pour 2 grammes d'alcool. Malheureusement, son métier de livreur de bière alsacienne ne lui permettait guère de s'offrir le bolide adéquat. Toujours était-il que nos deux compères s'apprêtaient à rejoindre Paris avant tout le monde puisque cela faisait déjà quelques heures qu'ils avaient passé la frontière belge... "Saint-Claude, 38 kilomètres. Ca veut dire qu'on est bientôt arrivés, non ?" interrogea Noël d'un air hébété en montrant la pancarte.
Chloé sortit une tête hirsute des toilettes. Un énorme bruit venait de retentir aussitôt suivi de l'immobilisation du train. Après un bref silence, des cris s'élevèrent d'un peu partout. "Il feut que j'aille voirrr" s'exclama le contrôleur en ajustant sa cravate et en bousculant Chloé au passage. La jeune femme repassa du plat de la main sa veste rouge et descendit du train. Malgré les champs de maïs à perte de vue, elle se décida à trouver un moyen plus rapide que l'autorail pour atteindre son but et marcha droit devant elle.
« Et si on s’arrêtait pour boire un coup ? J’ai la gorge sèche. » éructa le Erik. Aussitôt dit, aussitôt dérapé plus ou moins contrôlé pour s’arrêter juste devant le bar d’un village jurassien. L’arrivée de nos deux alcoolytes ne passa pas inaperçu. Sans plus attendre, ils s’accoudèrent au bar et réclamèrent deux sérieux.. Le patron, un colosse à tête de gitan, qui s’appelait justement « le Rom », toisa les deux gars avant d’aligner les bières.
- On est encore loin de Paris ? demanda Noël.
Aussitôt un brouhaha à la fois désapprobateur et plein de compassion s’éleva de la salle.
- Parigots ?
- Parigots.
- Parigots !
Un classique de la rhétorique provinciale bien sûr mais l’invective de la dernière réplique ne plut guère à l’immigré alsacien. Erik passa en effet par-dessus le comptoir, jeta la caisse par-dessus les visages avinés, heureux de cette animation gratuite. Les nez rougis semblaient fleurir un peu plus, les yeux brillaient comme boutons d’or, les lèvres s’animaient comme autant de chenilles humides : une belle bagarre du samedi, voici un bain de jouvence, un printemps inespéré, un zeste de jeunesse ! Mais le Rom brandissait déjà la 22 ! Cruellement déçus, les clients grommelèrent. Mais quelle ne fut pas leur joie lorsque le doigt de Noël s’éleva dans le ciel et, tournoya au-dessus de sa tête tandis qu’Erik hurlait : « TOURNEE GENERALE ! »
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